La civilisation du poisson rouge, petit traité sur le marché de l'attention (Bruno Patino)

 



Sorti en 2019, « La civilisation du poisson rouge » du journaliste Bruno Patino est un court essai ayant pour thème l'impact sociétale d'un monde numérique toujours plus envahissant.

Tout part d'un constat observable par chacun : les écrans sont devenus omniprésents dans nos existences et il est de plus en plus difficile de « décrocher ».

L'approche de Patino est de démontrer que cette addiction n'a rien d'un effet inéluctable de la modernisation mais que les géants du numériques en particulier Google et Facebook, ont sciemment orchestré ce phénomène.

S'appuyant sur les études de neurosciences des années 30 à Harvard avec les expériences effectuées sur le rat, l'industrie numérique a appliqué les mêmes principes que celle du jeu pour rendre l'utilisateur dépendant dans l'attente d'une récompense aléatoire et potentiellement toujours plus importante.

Ici les concepteurs d'applications ont particulièrement soigné leurs Interfaces Hommes Machines afin de proposer des « alertes » permanentes afin de capter l'attention.

Car derrière chaque utilisateur connecté se cache un modèle économique, les concepteurs de logiciels étant rémunérés au rendement de leurs publicités.

L’intérêt financier d'avoir des utilisateurs captifs est donc évident.

Il en résulte une incapacité croissante à pouvoir se concentrer, le temps d'attention d'un utilisateur étant estimé à 9 secondes mais également des troubles divers (manque de sommeil, irritabilité, anxiété, dépression voir schizophrénie).

Si toutes les couches de la population sont atteintes, les plus vulnérables sont les adolescents qui ne disposent pas encore des filtres mentaux pour prendre suffisamment de distance avec les « applications ».

Enfermés dans des mondes virtuels plus sécurisants que la réalité, ils plongent sans retenue dans ce bain numérique permanent peuplé de tweets, snaps, swipes et vidéos...

Remontant à l'origine d'Internet, Patino rappelle que ces concepteurs comme John Perry Barlow adepte du philosophe français Teilhard de Chardin se voyaient comme des révolutionnaires humanistes apportant des moyens illimités de partage de connaissances à des individus connectés dans le monde entier.

Libertaires, progressistes et farouchement opposés aux règles, ces pionniers du Net ont vu leur rêve se déliter sous l'appétit féroce des géants du numériques qui ont par leur approche dominatrice et leur recherche de profits, réduit la Toile à une gigantesque arène.

Car la manière dont sont conçu les algorithmes fait que l'information qui domine n'est pas la plus véridique, la plus intéressante et celle qui véhiculera le plus de valeur ajoutée, mais celle qui apportera le plus de réactions émotionnelles.

Ainsi, le modèle favorise les outrances, les « clashs » et l'affrontement plutot que des débats posés et rationnels.

Le très court terme, la provocation et l'outrance semblent avoir rongé tous les piliers fondateurs d'Internet au point de menacer la presse traditionnelle, suspecte de connivence avec le « système » et à qui on préfère des « vérités » personnelles basées souvent sur des algorithmes.

Plus loin encore, l'universalité des connaissances semble sapée et le contestation émanant de sources individuelles peu fiables glanées sur le Net prend souvent le pas sur celles officielles basées sur un consensus scientifique.

En cause donc les algorithmes basés sur des IA rustiques nous conditionnant à nous enfermer dans un cercle de pensée toujours plus restreint jusqu'à favoriser les thèses complotistes ou tout simplement à nous dire que manger, comment s'habiller, quelle série voir et quelle musique écouter.

Critiqués pour leur influence écrasante au point de peser sur les élections américaines, les GAFA ont du se justifier et Facebook a tenté un début de « repentance » publique en affichant sa volonté de mieux réguler la sécurité des informations publiées ainsi que de faire la chasse aux robots et faux profils infestant la toile.

Mais pour Patino cette démarche sans remettre en cause le fondement des algorithmes, demeure insuffisante, aussi plaide-t-il pour des quatre mesures phares visant à améliorer la situation en revoyant la conception des algorithmes pour réduire les « idées fausses » qu'ils contribuent à propager, limiter leurs propriétés à capter à tout prix l'attention en favorisant le fond plutot que la forme, responsabiliser les hébergeurs sur le contenu qu'ils diffusent.

En conclusion, « La civilisation du poisson rouge » est un ouvrage brillant qui donne des clés pour mieux décrypter le monde numérique dans lequel nous baignons actuellement.

Hyper connectés mais ni plus heureux, ni plus intelligents, les utilisateurs d'applications sont sous l'emprise des concepteurs des géants du numérique qui aspirent leurs données personnelles pour mieux affiner leurs stratégies économiques.

Le résultat, devenu hors de contrôle a bafoué les principes, sans doute utopiques des pionniers d'Internet pour produire une gigantesque arène ou la violence, le doute et abêtissement général prédominent aujourd'hui.

Il aura fallu qu'on réalise que Facebook pouvait influencer une élection présidentielle pour que les pouvoirs publics commencent à réagir, trop tard pour juguler les effets dévastateurs sur la santé et tout particulièrement des plus jeunes, plus exposés et fragiles que les adultes.

Patino ne croit pas au « mea culpa » provoqué par la pression des autorités et ne voit pas les GAFA changer le fondement de leur pouvoir et de leur richesse, aussi plaide-t-il pour revoir la conception des algorithmes, la gestion des informations sur Internet et à offrir des capacités de déconnexion totale afin de préserver notre équilibre.

Il en va probablement de la survie de l’être humain.


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