L'euphorie perpétuelle (Pascal Bruckner)

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J’ai acheté ce livre lors d’un période assez sombre de ma vie ou je n’étais pas heureux, cherchant les raisons profondes de mon mal mais surtout de mon décalage avec la majeure partie de mon entourage rivé à une approche intégriste du « sois heureux » inculqué à coup de régime forcé.

En quatre courtes mais denses parties, Bruckner propose une étude sur le thème du bonheur, depuis sa définition dans l’Antiquité jusqu’à nos jours en passant par le Moyen Age chrétien et le XVIII iéme siècle des Lumières.

Si la notion de bonheur est introduite pour la première fois par les philosophes grecs qui en font avec Aristote le corollaire de l’accession à la sagesse avec une vie équilibrée centrée sur l’exercice des vertus, de la mesure et de la vie intellectuelle, les Chrétiens en font un bien atteignable que dans un lointain au-delà situé au paradis.

Cette approche religieuse conditionnera pendant des siècles les mentalités des hommes, nés pour l’église d’un péché originel et devant expier cette faute tout leur vie terrestre, se montrer humbles, soumis, irréprochables, accepter la douleur comme punition divine pour en espérer en tirer les bénéfices au moment du jugement des âmes.

On regrettera cependant que l’auteur ne développe pas les visions du bonheur des deux autres grandes religions monothéistes comme l’Islam et le Judaïsme, même si on les devine assez similaires à celle du Christianisme.

Les choses changent avec la philosophie des Lumières, les progrès de la science, de la médecine, rendent les hommes optimistes dans la maitrise de leur destin et l’idée de la souffrance intolérable.

Poussée par le vent du progrès, l’église n’a d’autres choix que d’assouplir sa position déjà en grande perte de vitesse dans une société alors en plein mouvement.

Mais le tournant est franchi après les grandes guerres de la fin du XX iéme siècle, ou l’Occident traumatisé et meurtri se réveille avec un irrésistible envie de jouir de la vie.

Les mouvements pacifistes et libertaires de gauche de la fin des années 60 accentuent le phénomène,  faisant du bonheur individuel et hédoniste la valeur dominante de l’Occident.

La nouvelle norme sociale est définie et tout le monde est sommé de s’y conformer.

Le bonheur doit être permanent, sans a coups et chaque défaillance est incomprise voir même dument réprimandée.

La souffrance et encore davantage le déplaisir ne sont plus tolérés, pourtant malgré les progrès de la technologie, des maladies incurables comme le cancer et le sida rappellent à l’homme sa fragile condition de mortel.

Mais celui-ci se refuse de voir la réalité en face, se persuadant par exemple que les soins palliatifs permettent une mort en douceur.

Compte tenu de la difficulté à mesurer de manière objective cette entité abstraite, la définition du bonheur se modèle suivant les époques.

Avec l’avènement de l’ultra libéralisme, de la frénésie de la société de consommation et de la communication, elle revêt la forme du matérialisme, de la quête de l’enrichissement et par une forme de reconnaissance médiatique obtenue par exemple par le biais des nouveaux média comme Internet.

Bruckner dépeint un monde en perte de repères, se conditionnant de son immortalité et son éternelle jeunesse, luttant sans fin à coup de distractions préprogrammées pour ne pas sombrer dans un ennui et dans une inactivité jugés comme mortels.

Le vide spirituel laissé par le déclin des religions, a laissé la place à une version défigurée et allégée du bouddhisme propagé par le Dalai Lama pour séduire les Occidentaux sans leur imposer une révision trop profonde de leur mode de vie égocentrique.

L’ouvrage se termine sur une note positive, montrant l’absurdité de la négation de la malheur tout comme celle du bonheur continu, l’impossibilité de parer les coups du sort décidant à notre place (maladies, accidents) , tout en prônant de savoir profiter des moments de bonheur quand ils arrivent comme par exemple gouter à la communion avec la nature, découvrir une belle œuvre ou triompher d’une difficulté.

En conclusion, « L’euphorie perpétuelle » est un livre difficile, brillant d’intelligence et développant des idées à contre courant de la pensée dominante.

Les références (philosophes, écrivains, scientifiques, journalistes)  utilisées par Bruckner sont réellement impressionnantes et totalement maitrisées.

Le cheminement est imparable, avec chaque étape historique marquant une évolution vers la notion de bonheur.

Mon sentiment est que privé de puissants systèmes de pensées religieux, philosophiques ou politiques, privé aussi souvent de grands évènements lui rappelant sa fragilité (guerre, épidémie, catastrophe) , l’homme occidental moderne se raccroche artificiellement à une conception factice d’un bonheur inatteignable pour combler le terrible sentiment de vide en lui qu’aucune recherche de biens matériels ou de richesse ne saurait combler.

C’est donc comme si la société se droguait elle-même au bonheur pour ne plus voir la petitesse, la vacuité et l’inutilité de la condition humaine.

A mon sens la science est à terme une illusion, il y a eu un avant l’homme et il y aura un après.

L’homme n’est qu’un voyageur, une ombre de passage, le comprendre c’est déjà avoir la lucidité nécessaire pour tenter de faire quelque chose de sa vie pour rendre ce passage le moins désagréable possible tout en acceptant que les moments pénibles succèdent inlassablement aux moments heureux dans un infernal ballet cyclique ou l’homme subit plutôt qu’il n’agit.

Même si Bruckner est dur avec l’insensibilité stricte des philosophes Stoïciens, je me sens beaucoup plus proches du messages des philosophes grecs que des tous les autres avec cette approche de la recherche d’un équilibre entre passions et besoins corporels avec comme unique boussole (certes grandement imparfaite) l’intellect faisant office de régulateur.

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