Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient (Denis Diderot)

 




Après les « Pensées philosophiques » , voici l’ouvrage le plus scandaleux de Diderot, « Lettres sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient » puisque ce fut lui qui lui valut un emprisonnement de trois mois suite à sa parution en 1749.

Le livre part d’une expérience quasi scientifique, l’opération de la cataracte rendue possible par les progrès de la médecine et permettant à des aveugles n’ayant jamais vu de réappréhender le monde par la vue.

Ce fait est l’occasion pour le philosophe d'étudier l’influence de la perception visuelle et plus généralement des sens sur le développement de l’intelligence, de la morale et de la métaphysique.

Diderot démontre tout d'abord que les aveugles compensent leur handicap en développant un sens exacerbé du toucher et en se construisant une vision du monde aussi fine que celle des voyants tout en étant totalement modelée par rapport à ce sens particulier.

Mais allant plus loin, il affirme que leur sens moral s’en trouve altéré, avec une sensibilité moindre par rapport à la pudeur, une plus forte par rapport au vol et un athéisme prononcé.

En rattachant la connaissance aux sens, Diderot critique les théories des idées universelles s’imposant à nous par le biais d’une intelligence supérieure (Platon) ou divine (Descartes) .

Il critique aussi la représentation purement numérique du monde des Pythagoriciens.

Il poursuit en expliquant le cas d’un mathématicien anglais aveugle et sourd de naissance nommé Saunderson qui fabriqua d’étonnantes et complexes machines à compter et à pratiquer la géométrie à l’aide de planches de bois, de ficelles et d’épingles.

Également passionné d’astronomie et d’optique, Saunderson eut au moment de sa mort une conversation avec un prêtre chrétien durant laquelle il avoua tout son scepticisme sur l’existence d’un dieu.

Insensible aux arguments du prêtre pour le convaincre que Dieu était responsable des merveilles qu’il ne pouvait voir, de l’agencement d’organes aussi communs aux animaux qu’aux hommes, Saunderson contesta sur son lit de mort la perfection du monde en expliquant tous les échecs de la création à l’échelle de l’univers et surtout le caractère éphémère de notre monde terrestre alimenté par un soleil non éternel.

Contre toute attente Saunderson mourut donc athée et révéla toute l’impuissance de la religion à agir sur un mathématicien aveugle.

Diderot poursuit ensuite en reprenant les travaux de Locke, Molyneux et de Condillac sur une autre expérience consistant à demander à un aveugle venant de retrouver la vue par une opération de reconnaître un cube d’une sphère posés sur une table.

Le but est de démontrer par l’incapacité de l'ancien aveugle à reconnaître du premier coup par la vue l’une ou l’autre des deux figures géométriques la prédominance des sens sur les idées intelligibles.

Ainsi l’homme sans capacité de jugement ne se fiant qu’à ses organes serait incapable de reconnaître les objets mais le pur métaphysicien se défiant de sens ne pourrait pas mieux trancher, tandis que le mathématicien Saunderson bien que mieux armé dans cet exercice par sa connaissance de la géométrie serait incapable de reconnaître des objets dont il ne connaît pas l’utilité.

En complément, les « Additions à la lettre sur les aveugles » cite l’exemple émouvant d’une jeune femme aveugle Mélanie de Salignac que Diderot avait en plus haute estime en raison de la finesse de  son esprit et de la droiture de son sens moral.

En conclusion, « Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient » est un ouvrage puissant, étonnant et habile, rétablissant l’importance des sensations corporelles dans la construction de l’intellect, de la morale et des croyances humaines.

Bien entendu son point culminant consiste en le dialogue forcément scandaleux entre Saunderson mourant et le prêtre venu l’assister, avec la thèse audacieuse refusant toute intervention divine dans la réalité du monde.

Pour son audace, sa prodigieuse subtilité et surtout la sévère condamnation qu’il valut à son auteur, « Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient » peut être considéré comme une œuvre majeure de la philosophie en faveur d’un athéisme fervent.

Il y a fort à parier qu’après l’avoir lu vous ne considériez plus jamais les aveugles comme des handicapés à l'exception tout à fait recevable de Gilbert Montagné.

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