La part du mort (Yasmina Khadra)

Il me tardait depuis longtemps de parler de Yasmina Khadra, qui est assurément l’un de mes auteurs favoris et ce depuis de nombreuses années.
« La part du mort » constitue à mon sens un excellent cadre pour présenter l’œuvre de cet écrivain atypique et courageux, ancien militaire algérien, qui choisit pendant longtemps d’écrire sous un pseudonyme féminin pour échapper à la censure en vigueur dans son pays.
Nous sommes à Alger à la fin des années 80, et le commissaire Brahim Llob, héros récurrent du quatuor algérien de Khadra est contacté par un psychiatre, le professeur Allouche, qui lui révèle qu’un dangereux tueur en série nommé SNP, va être relâché sous peu en raison d’une grâce présidentielle.
Compte tenu de la dangerosité du personnage, Llob se laisse convaincre par le professeur de poser une discrète surveillance sur SNP.
Dans le même temps il rencontre des difficultés avec le comportement étrange de son lieutenant Lino, qui se distingue par son absentéisme, son irritabilité et un besoin sans cesse croissant d’argent.
Llob comprend assez vite que Lino est amoureux de Nedjma, une femme de la haute bourgeoisie algéroise mais toujours protecteur avec ses hommes, choisit de le défendre devant sa hiérarchie.
Pourtant il ne tarde pas à subir des pressions émanant d’homme forts du régime algérien et découvre que Nedjma est la protégée du milliardaire Haj Thobane, ancien moudjahid, devenu aujourd’hui l’un des hommes d’affaires les plus dangereux et influents qui soit sur l’échiquier politique.
Fidèle à lui même, Llob fait face avec son franc parler habituel ce qui a le don d’irriter Thobane.
Mais le milliardaire a de la ressource : il  ramène aisément sa dulcinée sous son emprise et humilie Lino qui provoque un scandale dans un restaurant chic ou il sort son arme.
Recherché et en état de choc, Lino demeure introuvable.
Les événements prennent alors tournure complètement inattendue puisque Thobane échappe miraculeusement à un attentat qui coûte la vie à son chauffeur.
Rapidement, le meurtrier est rattrapé puis sommairement exécuté dans des circonstances troubles.
Llob découvre que le tueur est SNP et que l’arme du crime est le pistolet de service de Lino ce qui fait de son lieutenant le principal suspect pour le rôle de commanditaire.
Lino est arrêté, puis torturé dans les geôles du Bureau d’Investigation, sorte de police secrète algéroise.
Faisant fi des évidences, Llob n’écoute que son instinct et met tout en œuvre pour essayer de prouver l’innocence de son lieutenant.
Le professeur Allouche entre encore une fois en scène et lui présente Soria Karadach, une belle journaliste et historienne, qui pense qu’il existe un lien trouble entre SNP et le passé de résistant de Thobane.
Llob ne perd pas de temps, s’allie avec Soria et tout deux vont enquêter dans la région de Sidi Ba, ou Thobane s’illustra comme chef de guerre du FLN lors de la guerre d’Algérie.
A Sidi Ba, ils découvrent l’autre Algérie, celle rurale, isolée, misérable des laissés pour compte ou le taux de chômage plonge les jeunes dans l’inactivité et le désespoir et forme le terreau idéal pour un islamisme rampant.
L’enquête est très difficile, les pressions de la part du maire et de sa police s’accumulent, les rares survivants du passé de la guerre d’indépendance qui acceptent de parler sont rapidement assassinés mais Llob et Soria ne cèdent pas et découvrent finalement que Thobane a en 1962, profité de son statut de chef de guerre pour faire éliminer les familles de notables et ainsi récupérer tous leurs biens.
La famille Talbi à laquelle appartenait SNP, étant celle du trésorier de Thobane, a été pour cette raison entièrement massacrée.
Seul rescapé, SNP a eu comme idée fixe l’obsession de se venger de Thobane mais a été arrêté et fait passé pour un tueur en série afin de le neutraliser.
Fort de sa découverte, Soria fait éclater la vérité dans les journaux, et réalise un documentaire sur les charniers de Sidi Ba en mettant en lumière l’implication de Thobane dans tous ces crimes.
Le milliardaire vacille et lâché par ses appuis se suicide.
Llob fait libérer son lieutenant en piteux état mais pourtant son instinct de flic lui fait comprendre que quelque chose cloche et il réalise à son tour qu’il a été instrumentalisé pour provoquer la chute de Thobane et laisser ainsi la place à de grands bouleversements politiques.
Le livre se termine sur les émeutes qui ensanglantèrent Alger en 1988, ce qui aboutit au multipartisme et à l’émergence du Front Islamique de Salut qui provoqua une longue et abominable guerre civile.
En conclusion, construit  au départ comme une enquête policière classique avec un tueur en série comme « méchant » un peu trop évident, « La part du mort » prend ensuite progressivement des atours autrement plus séduisants en dévoilant une intrigue incroyablement complexe et alambiquée pour amener le lecteur sur les traces du passé douloureux de la guerre d’Algérie.
Khadra ne choisit donc pas la facilité en se mesurant à l'Histoire, aux massacres commis par le FLN après le retrait des troupes françaises, massacres touchant aussi bien les harkis que des populations civiles simples victimes collatérales d’une machine à tuer devenue incontrôlable.
Le romancier excelle à décrire la corruption qui gangrène les hautes sphères du pouvoir et de la fonction publique d’un pays qu’on sent aimé malgré tout d’un amour infini.
Outre le fond particulièrement riche et dense, le style de Khadra se distingue par le développement de sublimes descriptions, que ce soit dans l’environnement urbain de la vie à Alger ou dans des villages plus ruraux, ces descriptions contrastant avec des dialogues quelques fois abrupts destinés à mettre en lumière le fort caractère d’un commissaire incorruptible qui ne cède devant personne.
Part son talent, Yasmina Khadra nous permet donc de connaître et de comprendre l’Algérie dans ce qu’elle a de plus beau, de plus attachant mais aussi  parfois de plus inquiétant ou de désespérant.
Fort de ces innombrables qualité, on comprendra aisément que pour moi « La part du mort » demeure sans nul doute l’un des meilleurs romans policiers jamais écrits.

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