Ce que le jour doit à la nuit (Yasmina Khadra)

Grand fan de Yasmina Khadra, cela faisait plusieurs années que je souhaitais lire « Ce que le jour doit à la nuit ».
Paru en 2008, ce livre fleuve s’écarte du style traditionnel plutôt policier et terroriste de Khadra pour embrasser à travers le roman l’histoire de son pays, l’Algérie.
L’histoire est celle de Younes, petit algérien né dans les années 1930, dans un milieu pauvre et rural, dont la famille se trouve ruinée après qu’elle ait vu ses champs incendiés parce qu’elle refusait de se plier à l’autorité d’un caïd local.
Le père, Issa, chef de famille, homme travailleur, dur et fier, n’a pas d’autre choix que l’exil familial à Oran, la grande ville la plus proche, même si s’arracher aux terres possédées de générations en générations s’avère un véritable crève cœur.
Younes suit donc comme tout le monde le mouvement migratoire vers Oran ou vit son oncle, pharmacien marié à une française, Germaine.
Par fierté, Issa refuse l’aide matérielle de son frère, ce qui fait échouer toute la famille à Jenane Jato, horrible quartier de bric et de broc ou s’entassent les miséreux de la ville pour vivre dans des conditions épouvantables.
Terrifié, le jeune Younes découvre la misère urbaine et la faune qui y prolifère entre véritables bandes de voyous, violences conjugales et commerces miteux.
Issa qui ne compte que sur son courage, s’absente de plus en plus souvent du domicile pour chercher des petits boulots harassants et mal payés près des docks.
La situation ne tarde pas à empirer lorsque Issa se fait berner par un escroc qui lui propose d’investir son argent dans une affaire prometteuse et agresser pour tout se faire dérober.
Battu et humilié, il disparait pour diluer sa vie dans l’alcool.
La chance sourit alors à Younes qui est placé chez son oncle dans la partie bourgeoise de la ville et reçoit une éducation française à laquelle il n’aura jamais eu accès sans cela.
Younes rebaptisé Jonas pour l’occasion demeure influencé par son oncle, un érudit sensible aux idées nationalistes algériennes mais hostile par principe à la lutte armée, ce qui lui vaut un emprisonnement de courte durée mais traumatisant pour cet homme délicat et le pousse à déménager dans une bourgade bourgeoise située à soixante kilomètres de la ville, Rio Salado.
La bas, Younes vit en pleine Seconde guerre mondiale, une jeunesse dorée, se lie d’amitié avec une bande de français, Jean-Christophe Lamy, Simon Benyamin, André Scaramoni et les frères Sosa José et André, fils d’un grand propriétaire terrien Jaime Sosa qui martyrise son employé arabe Jelloul.
Il devient pharmacien et travaille dans la pharmacie de son oncle ou il tombe sous le charme d’Emilie Cazenave, la fille d’une belle femme mystérieuse et esseulée, Madame Cazenave.
Younes obtient un temps les faveurs d’Isabelle Rucillio, le fils de José, principal producteur viticole de la Rio Salado, mais celle-ci le renie lorsqu’elle découvre son origine arabe, et jette son dévolu sur l’athlétique Jean-Christophe qui s’engage sans le savoir dans une relation tumultueuse avec l’ombrageuse jeune femme.
La guerre s’achève, les Américains présent en Algérie diffusent leur culture provoquant la fascination d’André qui décide d’ouvrir un bar-billard inspiré du style de l’Oncle Sam.
De son coté, à sa grande surprise, Younes ne peut se résoudre à avoir sa première expérience sexuelle dans un infâme bordel d’Oran ou il retrouve une des ses voisines de Jenane Jato, la belle Hadda, vit une aventure avec la belle et mystérieuse Madame Cazenave dans sa belle propriété.
Éperdu d’amour, il chute de son nuage en découvrant qu’il n’était qu’un amusement sans lendemain.
Mais l’après guerre s’avère plus douloureux que prévu et l’Algérie qui aspire à des velléités d’indépendance est soumise à une atroce répression de l’armée française.
Rio Salado semble dans un premier temps épargné par les tensions communautaires et le début de guerre civile qui déchire le pays et les histoires sentimentales vont bon train autour d’Émilie, amoureuse de Younes qui se refuse à lui céder en raison des menaces de sa mère, mais convoitée par le sentimental Fabrice aux aspirations littéraires avec Jean-Christophe en embuscade.
Ces jeux provoquent l’explosion du groupe, lorsque Fabrice comprend que Emilie se rapproche de Jean-Christophe pour rendre jaloux Younes, avant que celui n’apparaissent aux yeux de tous comme le seul favori de la belle.
Le fougueux Jean-Christophe quitte sur un coup de tête ses amis et s’engage sans explication dans l’armée, tandis que Fabrice se marie et que Emilie est livrée par sa mère à Simon qui ne demandait rien à personne.
Très ébranlé par le mariage d’Émilie, Younes en plein questionnement prend également ses distances et se rapproche de sa communauté d’origine.
Il accompagne son oncle pour un émouvant pèlerinage à Tlemcen ou repose ses ancêtres, un peu avant qu’il ne meure.
Les années 50 voient le début de la guerre civile avec son cortège d’atrocités : massacres et attentats.
Les colons français sont touchés par les maquisards du FLN et José assassiné au bar de son frère André, qui fait arrêter Jelloul en raison de son profil de parfait coupable.
Etant parvenu à se libérer sur un coup du sort, Jelloul devient un ardent partisan du FLN.
L’année 1957 voit finalement le retour de Jean-Christophe qui épouse Isabelle Rucillio mais l’épisode de l’armée le pousse à prendre ses distance avec son ami Younes dont le tort principal est d’appartenir à l’autre camp, bien qu’il soit aussi bouleversé et désemparé que les autres face à l’horreur des attentats.
La maison des Cazenave est touchée, Simon tué et Krimo le chauffeur de la famille force Younes à quitter les lieux avec interdiction formelle d’approcher Emilie qui part se réfugier à Oran.
Une nouveau traumatisme frappe Younes et Germaine, obligé sous le menace des armes de Jelloul de soigner un commandant des fellaghas blessé par balle.
Younes se sort miraculeusement indemnes de cette terrible épreuve non sans avoir subi le terrible mépris de Jelloul, mué en farouche chef de guerre, puis une arrestation accompagnée de torture de Krimo devenu lui un redoutable harki pourfendeur de rebelles.
Seule l’intervention du puissant Pépé Rucillio permet à Younes de sortir vivant des griffes de Krimo.
Mais 1962 vient tout changer et l’Algérie devient indépendante, provoquant l’exode massif des colons français appelés plus tard pieds noirs, français déracinés et à jamais nostalgiques de leur Algérie natale.
Devenu le roi de la casbah, Jelloul se fait grand seigneur et magnanime avec Younes et Jean-Christophe membre de l’OAS, finalement libéré après avoir été atrocement torturé.
L'ancien domestique devenu colonel de l'armée régulière finira pourtant assassiné.
40 années passent et Younes devenu un vieil homme se rend à Aix-en-Provence pour renouer avec Michel, le fils d’ Emilienne morte la bas.
Le recueillement sur la tombe d’Emilienne est un pur moment d’émotion que l’arrivée toujours revendicative de Krimo, ne parvient pas à gâcher.
Les retrouvailles ne sont pas pour autant terminées et Younes retrouve une partie de ses amis devenus aussi des vieillards branlant, José, André, Fabrice et même Jean-Christophe établi à Paris.
Après avoir lu une ultime lettre de pardon qu’avait laissé Emilie pour lui, Younes éprouve un grand sentiment d’apaisement et repart ému et heureux vers son Algérie.
En conclusion, après une entrée en matière longue et d’un intérêt parfois relatif, « Ce que le jour doit à la nuit » révèle ensuite sa véritable nature, celle d’une grande fresque romanesque sur fond de ni plus ni mois que l’histoire de l’Algérie de ces 80 dernières années.
Dans sa langue si belle et riche, Yasmina Khadra y décrit une adolescence miraculée hors d‘une vie de misère, proche des colons français avec le sentiment parfois troublant de ne pas être tout à fait à sa place dans une communauté qui ne peut l’accepter totalement.
L’amitié tient une place fondamentale dans le roman, mais encore moins que l’amour, forcément romantique car impossible pour une jeune française.
Pris dans ce piège infernal, mêlant communautarisme et malaise psychologique à propos d’un curieux traumatisme quasi œdipien, le héros ne peut que se débattre et subir des évènements tragiques faisant parti de l’histoire la plus délicate et sombre de la France.
Plus que l’intrigue sentimentale certes plaisante, c’est donc par le courage d’aborder le sujet sensible de la guerre d’Algérie en ne prenant aucun parti décisif entre colons et colonisés que se distingue « Ce que le jour doit à la nuit ».
Considéré comme le roman le plus abouti et ambitieux de Khadra, « Ce que le jour doit à la nuit » demeure malgré quelques longueurs, tout à fait digne de respect par sa grande puissance narrative, en attendant de voir peut être un jour le film d’Alexandre Arcady.

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