La fatigue d’être soi, dépression et société (Alain Ehrenberg)

Voici à présent une autre approche de la maladie avec « La fatigue d’être soi, dépression et société » d’Alain Ehrenberg.
Sociologue et chercheur au CNRS, Ehrenberg est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’évolution de l’individu moderne.
Sorti en 1998, « La fatigue d’être soi, dépression et société » s’attache à étudier la dépression comme symbole de l’évolution de la société, car réputée mal du XXI ième siècle et fléau des temps modernes.
L’idée principale du livre est que depuis les années 60 en Europe, la notion de soumission à une autorité s’est progressivement effacée, laissant place à un homme moderne certes libre dans son individualité mais atteint à contrario d’un syndrome de perte d’identité qui constituerait le germe de la dépression.
Ehrenberg commence par une approche historique de la dépression, connue depuis l’Antiquité avec ses deux aspects, la mélancolie et la démence, passée dans le rang de la possession démoniaque sous la Chrétienté, dans celui d’une aliénation quasi romantique pour certains artistes du XVIII ième siècle avant de connaitre ses plus grandes avancées au cours du XX ième siècle, avec des tentatives nosographiques plus ou moins réussies permettant de répertorier les différents types de dépression et de traitements.
La découverte de la neurasthénie à la fin du XIX ième siècle va constituer un bouleversement important dans la considération des maladies mentales, avec pour la première fois un lien effectué entre un épuisement total et le mode de vie dit « moderne » avec ses machines, sa course effrénée à la productivité, ses villes surpeuplées à l’agitation trépidante et son consumérisme émergent.
Avec la possibilité de progrès et d’ascension sociale, naissent des espoirs et des exigences plus hautes, qui sont souvent déçues et entrainent de la souffrance.
Dans les années 1870, Charcot qui soigne des hystériques, construit la notion de névrose, réaction psychique à un choc traumatique extérieur comme un accident, qu’il entreprend de soigner par des techniques à base d’hypnose.
Par la suite, Freud et Janet affinent le débat, effectuant une distinction entre les névroses exogènes provenant d’un choc extérieur et psychonévroses aux origines endogènes.
Freud voit dans l’anxiété le résultat d’un problème de culpabilité lié à la transgression d’un interdit inconscient, Janet celui de faiblesse, d’une insuffisance assimilable à la dépression.
Après la Première guerre mondiale, le modèle sociétale prédominant reste celui d’une soumission à une autorité supérieure, que ce soit l’Etat, l‘entreprise, l’école, la famille ou la religion bien que déjà déclinante.
Les premières thérapies par électrochocs si controversées en raison de leur barbarie se développent pour traiter avec un certain succès l’asthénie et l’hystérie mais restent soumises au doute pour les autres maladies mentales souvent traitées sommairement par du repos, des cures thermales ou l’administration d’opium.
Il faut attendre les années 50 pour voir aboutir la recherche biologique et la sortie des premiers traitements pharmacologiques pour s’attaquer aux troubles de l’humeur, les psychoses maniaco dépressives alternant phases de mélancolie et de délire ou les schizophrénies caractérisées par un déclenchement précoce depuis la jeunesse, un détachement au monde, des délires hallucinatoires et des mouvements incontrôlés du corps.
Le fait que l’on puisse en théorie soigner les dépressions par des voies médicamenteuses conduit à une meilleure socialisation de la maladie, dont les magazines se font à présent écho auprès du grand public.
Sous la pression des grands groupes pharmaceutiques, les antidépresseurs et anxiolytiques apparaissent comme des solutions miraculeuses à ce mal qui reste mystérieux et qui pose de grandes difficultés nosographiques aux chercheurs.
Le paradoxe est que alors que les actions médicamenteuses contribuent à redresser l’humeur des patients, la multiplicité et la confusion des termes provoquent pendant plusieurs années des débats entre experts incapables d’arriver à un consensus sur la nature du mal qu’ils prétendent diagnostiquer et soigner.
Il faudra attendre les années 80 pour aboutir à une avancée dans la normalisation de la nosographie de la dépression avec la DSM (Diagnostic Statiscal Manual) crée par l’APA (American Psychiatric Institution) qui après une étude statistique sur la population américaine, aboutit à une classification des types de dépression suivant l’observation de plusieurs types de symptômes répertoriés.
Si ce classement qui sera périodiquement réactualisé au fil du temps, fera l’objet d’inévitables contestations, il deviendra la référence mondiale et aboutira à l’exclusion du terme névrose du périmètre des troubles psychiques.
Les tricycliques à base d’imipramine seront longtemps les anti dépresseurs les plus utilisés avant que les ISRS (Inhibiteurs Sélectifs de la Recapture de Sérotonine) dont le célèbre Prozac qui agissent sur la sérotonine, ne les supplantent dans les années 80 en raison de leurs effets secondaires moindres.
Malheureusement ce bel optimisme ne va pas tarder à s’effriter face aux résistances et aux rechutes de certains patients qui montrent les limites d’une approche purement chimio thérapeutique et permettent aux traditionnelles techniques de psychothérapies de rester dans la course à la guérison.
Le fort taux d’échecs et les effets secondaires importants (prise de poids, troubles de la mémoire, tremblements, constipations) et parfois mortels (problèmes cardio-vasculaires) n’enraye pourtant pas vraiment l’engouement d’une société toujours plus avide de son bien être dans un monde ou le stress résultant du culte de la performance fait des ravages.
La société post années 60 se caractérise en effet par une perte de la notion d’autorité, une liberté revendiquée comme totale et la nécessité pour les individus de se réaliser en toute autonomie à travers une réussite sociale aux marqueurs visibles : argent, succès, possessions.
Affaiblissement du rôle de l’Etat, des religions, cellule familiale explosée et nivellement des rôles sexuels contribuent à la perte identitaire de l’homme moderne, qui bien souvent entre dans une spirale de souffrance morale lorsqu’il ne parvient pas à se réaliser suivant les nouveaux standards de l’époque.
S’en suit un sentiment d’échec, de vacuité, d’inutilité qui créent les bases pour une dépression.
Autre phénomène notable, le développement des addictions qu’elle soient alimentaires, drogues, alcools pour tenter de compenser des états dépressifs bien réels qui font qu’une large part des toxicomanes ou anorexiques sont à la base des dépressifs masqués.
Dans ce contexte, l’arrivée dans les années 80 sur le marché de nouveaux anti dépresseurs, les ISRS agissant sur la sérotonine tombent à point nommé.
L’engouement pour le Prozac, médicament sensé apporter le bonheur à tous, conduit à des fantasmes de contrôle d’une vie heureuse permanente entretenus par l’imagerie des « gagneurs » comme Bernard Tapie et les gourous du développement personnel.
Malheureusement, les statistiques sur le taux de réussite des ISRS ne sont guère meilleurs que celles des antidépresseurs classiques : 20% de rechute, 20% de maladie résistante et 70% des patients ne parviennent pas à retrouver leur état normal.
Ce constat pousse à relativiser le succès des anti dépresseurs et l’incapacité de la neurobiologie à résoudre les problèmes très complexes des troubles mentaux.
Au fil du temps le traitement de la dépression par des prescriptions chimiques s’apparente donc davantage tenter de procurer une meilleure qualité de vie à des patients plutôt qu’à réellement les soigner sur le long terme, faute de savoir ce que l’on cherche à soigner avec la question fatale de l’installation d’une dépendance du patient aux produits qui ne font que le « maintenir » à flot.
L’ouvrage se termine sur une conclusion critiquant la volonté de « toute puissance » de l’homme qui pense pouvoir toujours corriger ou contrôler au moyen de la science ses propres déficiences alors que les couches les plus profondes constituant son psychisme lui demeurent inaccessibles.
Privé des cadres rigides que déterminaient pour lui les sociétés plus anciennes, l’homme moderne livré à sa propre souveraineté, parait au final souffrir du vide existentialiste qui en découle.
Pour combler ce vide, le sociologue prône de nouvelles formes d’actions sociales (publiques ou associatives) aidant les individus à se réinsérer ou à combattre une addiction toxicologique en complément des techniques médicales précédemment abordées.
En conclusion, « La fatigue d’être soi, dépression et société » est un ouvrage dense, gorgé de termes spécialisés, qui le rend très difficile d’accès.
Malgré des difficultés liées à sa forme et au style très sophistiqué d’Ehrenberg, son approche se révèle très intéressante, par l’évolution de la dépression au fil des ages mais surtout par son analyse comme résultante du statut de l’homme moderne, libre et individuel depuis la révolution culturelle des années 60 en Occident.
On comprend que l’approche biologique qui pour des raisons de rendement et de performance semble avoir irrémédiablement pris le dessus sur l’approche psychique, ne permet pas la guérison du malade mais le maintient avec plus ou moins de réussite dans un état compatible avec les normes de la société.
Face à cette impasse scientifique, l’homme moderne privé de ses repères et face à la fatigue d’être lui-meme, doit pour dépasser sa propre souffrance, se chercher des raisons d’exister cohérente avec sa structure interne, ce qui à mon sens suppose des capacités d’introspection assez inaccessibles au commun des mortels et me fait dire que l’homme déficitaire a encore malheureusement de longues années devant lui.

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