Gabriela, girofle et cannelle (Jorge Amado)

Après « Le pays du carnaval », « Gabriela, girofle et cannelle » est le deuxième livre de Jorge Amado que j'ai lu.

Écrit en 1958 puis adapté dans une « novela » à succès brésilienne dans les années 70, « Gabriella, girofle et cannelle » est une grande fresque épique racontant le destin au début du XX ième siècle de Gabriela, paysanne du Nordeste du Brésil, qui poussée par la misère de sa région désertique, va tenter sa chance à Ilhéus, ville de l’état de Bahia, vivant une étonnante prospérité économique en raison de la culture du cacao.

Après un épuisant et dangereux exode à pied, Gabriela protégée par deux compagnons d’infortune, Clemente et le noir Fagundes, parvient à son but.

Malgré la jalousie de Clemente qui a été son amant, Gabriella laisse ses amis tenter leur chance dans les fazendas (exploitations cacaotières) des terres pour se faire embaucher dans la ville même.

Le destin veut qu’elle croise la route de Nacib, brésilien d’origine syrienne, propriétaire d’un restaurant et désespérément à la recherche d’une cuisinière.

Embauchée par Nacib, Gabriela ne va pas tarder à conquérir le cœur de son patron en raison de ses étonnants dons de cuisinière et de sa grande beauté de mulâtresse.

Mais malgré son attachement à Nacib, Gabriela reste une femme sauvage, libre, indépendante et très courtisée par les clients du restaurant ce qui aiguise la jalousie de Nacib et le pousse à l’épouser pour assoir sa respectabilité.

Malheureusement, le mariage n’arrange pas les choses, Gabriela restant par nature trop libre et la découverte d’une liaison avec Tonico Bastos, le fils du puissant gouverneur, pousse Nacib à se séparer de Gabriela.

En toile de fond de cette idylle tumultueuse, Amado décrit la lutte pour le contrôle de la ville entre Mundinho Falcao exportateur de cacao venu de Rio pour s’implanter à Ilhéus et le vieux colonel Ramiro Bastos gouverneur représentant le pouvoir ancien des fazendeiros, ces riches propriétaires terriens ayant conquis leur empire par la violence et la corruption.

Bien que considéré comme un « étranger » à Ilhéus, Falcao obtient par son charisme et ses idées progressives de nombreux appuis, que ce soit le patron de presse Costa qui fait écrire des articles en sa faveur, d’ennemis héréditaire de Bastos comme l’homme qu’on appelle le Capitaine et même de puissants colonels comme Aristoteles, ancien allié de Bastos.

L’atout maitre de Falcao est de proposer d’élargir le trop étroit chenal fluvial d’Ilhéus pour permettre aux gros cargo étrangers de se ravitailler sur place au lieu de passer par Bahia.

Il désire également améliorer la desserte de la ville par voie routière, en assurant un service d’autocar.

Ces idées révolutionnaires sont dans l’ère du temps d’une ville qui adoucit peu à peu ses mœurs brutales, qui assuraient par exemple l’impunité à un mari trompé ayant assassiné sa femme.

A travers des personnages influents comme Falcao, son ami Nacib ou Bastos, Amado décrit en profondeur la société de la ville, avec le règne tout puissant des brutaux colonels fazendeiros, faisant la pluie et le beau temps politiquement pour élire leur gouverneur, généralement le plus puissant d’entre eux.

Ces colonels encadrés de redoutables hommes de mains appelés jagunços faisaient trimer leurs ouvriers agricoles dans leurs plantations et allaient ensuite dépenser leur argent à la ville avec de jeunes prostituées.

Il arrivait très fréquemment qu’un colonel arrache une fille du bordel et l’entretienne en la rendant exclusivement dédiée à son plaisir.

Ces femmes généralement jeunes et d’une grande beauté, se trouvaient donc dans des prisons dorées, comme la superbe Gloria, protégée du colonel Coriolano, dont personne n’ose s’approcher par peur des représailles.

Amado n’oublie donc pas donc le registre plus léger des passions amoureuses, avec l’histoire tumultueuse de Malvina, fille du rude colonel Melk, qui décide de fréquenter un ingénieur extérieur à la ville puis devant la colère de son père, de s’enfuir à Sao Paulo pour vivre émancipée, ce qui pousse son soupirant le professeur Josué à courtiser Gloria dans une dangereuse relation adultère.

Le roman s’écoule donc incroyablement vivant et foisonnant, puis gagne en intensité au fur et à mesure que le vieux Bastos décide d’user de violence pour éliminer ses opposants.

Bastos paye le jeune Fagundes pour assassiner Aristoteles, mais le noir échoue de justesse, échappant par l’intervention miraculeuse de Gabriela à la traque mortelle de ses ennemis.

En plein milieu de la tourmente, la santé de Bastos défaille et le vieux colonel expire, obligeant ainsi ses dangereux associés comme Amancio Leal, fidèle par tradition à abandonner la lutte armée.

Ayant le champs libre, Falcao s’impose et se fait élire gouverneur, accentuant le mouvement pour le développement économique et social de la ville avec la construction d’un port agrandi, d’écoles et stades.

Du coté de Nacib, si la société d’Ilhéus loue sa réaction d’homme modéré ne désirant pas laver son honneur par le meurtre, la séparation de Gabriela est en réalité insupportable et met de surcroit en péril l’avenir du restaurant.

Par un heureux concours de circonstance et la disparition suspecte du cuisinier remplaçant la belle, Nacib réembauche Gabriela qui accepte avec plaisir de le retrouver.

Délivrées du poids du couple et de la jalousie de Nacib, leur relations reprennent donc en pleine harmonie sous la protection bienveillante de Falcao.

En conclusion, « Gabriela, girofle et cannelle » est un merveilleux roman, incroyablement riche, instructif et plaisant.

Le style d’Amado est pour beaucoup dans cette chronique vivante et colorée d’une ville cacaotière de l’état de Bahia, située à un point charnière de son existence, avec l’abandon du règne du Far West brésilien, avec règlements de comptes, dettes d’honneurs et crimes sanglants impunis pour l’accession vers un monde plus tolérant, prospère et civilisé, laissant plus de liberté aux femmes.

Derrière la merveilleuse chronique de la ville, se tapit une puissante histoire d’amour entre une pauvre mais ensorcelante cuisinière du Sertao et un patron de bar arabe plus âgé.

Par sa beauté, sa fraicheur mais aussi son naturel indomptable, Gabriela fait penser à une Esméralda brésilienne faisant tourner la tête des hommes.

Assez intelligemment Nacib accepte sa dépendance et finit par mettre son orgueil de coté pour renoncer à mettre l’oiseau en cage, et continuer à faire prospérer sa vie affective et professionnelle.

Même si le dénouement et la disparition subite des tourments de Nacib peut laisser sceptique, il me parait impossible de ne pas succomber au charme de ce roman puissant, sensuel et envoutant, comme des rayons de lune venant lécher la jambe d’une belle mulâtresse assoupie …

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