Tristes tropiques (Claude Lévi-Strauss)

Avec « Tristes tropiques » de Claude Lévi-Strauss publié en 1955, on a l'impression de se trouver en face d’un vaste monument de la littérature mêlant ethnologie, philosophie et autobiographie.
L’objet principal du livre est le récit du voyage de Lévi-Strauss dans la région du Mato Grosso, vaste état de l’est du Brésil, situé à la frontière de la Bolivie et du Paraguay.
Peu peuplé en raison des conditions de vie particulièrement hostiles composées de marais et de forets, le Mato Grosso contenait dans les années 30 bon nombre de populations indiennes vivant encore à l’état quasi sauvage.
Ce sont ces tribus indiennes que l’ethnologue décide d’aller étudier et ses  expéditions le feront partir de Sao Paulo pour passer par Curitiba dans l’état de Parana, Cuiaba capitale du Mato Grosso, Campos Novos située à Santa Carina jusqu’à la ville de Manaus située en Amazonie.
Dans ces régions difficiles et dangereuses même pour les brésiliens aguerris, l’unique fil conducteur est de suivre la voie télégraphique ouverte par le général Rondon au début des années 1900 et tous les postes de contrôle établis par ces soins.
Pour atteindre son but, Lévi-Strauss va constituer une troupe d’hommes surs recrutés sur place et va cheminer le plus souvent avec des bœufs ou à dos de mulet sur des chemins inaccessibles par engins motorisés.
La navigation fluviale sera également un moyen de locomotion usité pour remonter les fleuves tortueux du Rio Paraguay ou du Rio Parana.
Les trois principaux peuples qu’étudiera Lévi-Strauss sont les Caduveo, les Bororo, les Nambikwara et les Tupi.
Les Caduveo sont vus comme une société complexe pratiquant sculptures et peintures corporelles aux motifs élaborés.
Lévi-Strauss remonte jusqu’à leurs ancêtres les Mbaya qui avaient établis un rapport de domination de type noble-serfs avec les indiens Guana travaillant pour eux en échange de leur protection.
La société Mbaya très hiérarchisée en classe comportant nobles et guerriers, opérait néanmoins un brassage social par découpage de la population en deux moitié et une obligation de mariage entre les deux moitiés.
Les société Bororo est elle aussi complexe car divisée en clans répartis géographiquement suivant un découpage géométrique du camps.
Excellents chasseurs et cueilleurs, les athlétiques Bororo portent également de spectaculaires ornements à base de plumes sur leur têtes.
Lévi-Strauss s’intéresse à leur spiritualité et à leur culte des morts qui jouent un rôle beaucoup plus actifs dans la vie de tous les jours que dans les civilisations occidentales.
Les Nambikwara sont considérés comme les indiens les plus sauvages car vivant dans des conditions de dénuement extrêmes (ils dorment à même le sol).
On sent l’ethnologue fasciné par cette tribu la plus proche de l’état de l’homme naturel.
Ici tout est en effet réduit à la plus simple contentement  des besoins de l’homme, se nourrir et survivre.
Superstitieux et imprévisibles les Nambikwara peuvent à l’occasion se montrer dangereux quand ils s’estiment offensés.
Lévi-Strauss décrit les relations familiales de la tribu, le rôle du chef titulaire d’un pouvoir précaire pouvant être remis en question et provoquer la désolidarisation de certains clans.
Les Tupi-Kawahib sont les derniers indiens étudiés.
Peuple côtier, puisant et dominant les autres ethnies, il fut l’un des plus redoutés du monde indien et s’allia avec les premiers colons européens pour leur fournir la main d’œuvre capturées chez les autres tribus.
Lévi Strauss décrit également leurs mœurs et les comparent à celles des Nambikwara avec notamment la place du chef à qui on attribue des pouvoirs surnaturels.
Mais outre la descriptions des mœurs indiennes, Lévi-Strauss relate autant d’anecdotes  savoureuses sur les communautés de chercheurs de diamants, de caoutchouc,  de missionnaires européens, d’employés gouvernementaux et de commerçant ayant été quelques fois à leur dépens au contact des tribus indiennes pas toujours pacifiques vis à vis de ces citadins égarés.
La fin du livre comporte d’étonnantes méditations sur le métier d’ethnologue que Lévi-Strauss assimile à une carrière de rebelle en révolte par rapport à sa société d’origine, puis de réflexions philosophiques montrant l’accord de l’ethnologue avec les concept universel de contrat social de Rousseau avant de déboucher sur une approche spirituelle mettant en évidence la supériorité de la religion bouddhique, et le danger de l’intolérance de l’Islam séparant l’Orient et l’Occident de leur socle que Lévi Strauss estime commun.
Etonnament nulle allusion n'est faite sur la religion judaïque dont il est pourtant issu.
En conclusion, « Tristes tropiques » est une œuvre fleuve qui ne contient aucun élément d’un roman de voyages ou d’aventures, genre exécré par l’auteur.
Quand on achève sa lecture on se dit qu’on ne peut en avoir assimilé toute la richesse en une seule fois et qu’on y reviendra assurément au cours de sa vie.
Je n’ai pas tout aimé dans le caractère scientifique assez aride des descriptions de l’ethnologue, ai été aussi parfois gêné des multiples digressions et comparaisons avec les sociétés de l’Inde et du Pakistan.
Pourtant la partie la plus intéressante de « Tristes tropiques » est la comparaison entre le monde dit civilisé et le monde sauvage.
A ce titre, Lévi-Strauss est souvent critique avec le sentiment de supériorité occidental et tente de rétablir la balance en réhabilitant les société indiennes.
Intellectuel de haut niveau (agrégé de philosophie, lettres et diplômé de droit) , Lévi-Strauss sait prendre de la distance avec toutes ses connaissances théoriques pour les confronter à ses observations d’ethnologue.
On pourra ne pas être d’accord avec certaines de ses théories plutôt pessimistes (le civilisation menerait finalement au néant )mais on ne pourra qu’être admiratif devant les débats qu’elle provoquent.
Ouvrage puissant alliant théorie et expérience de terrain, « Tristes tropiques »  est une monumentale œuvre de la pensée occidentale contemporaine et justifie à elle seule toute la renommée qu’elle valut à son auteur.

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