Amérique latine (Alain Rouquié)


 

 

 

Spécialiste reconnu de l’Amérique latine, le diplomate et universitaire Alain Rouquié publie « Amérique latine » une première fois en 1987 et réactualise cet ouvrage en 1998.

Puissamment dense et structuré en quatre grandes parties,  « Amérique latine » débute par une longue introduction tournant autour des définitions à géométries variables et des racines culturelles très fortes européennes des pays dit latino-américains.

Le concept d’Amérique latine dépasse en effet les clivages géographiques ou linguistiques puisqu’un pays d’Amérique du Nord (le Mexique), tous les pays d’Amérique centrale, et certains anglophones (Guyana, Belize) ou néerlandophone (Surinam) lui sont souvent abusivement rattachés.

Si dans le langage commun le terme Amérique latine regroupe les vestiges de l’empire ibéro-portugais et souligne les liens historiquement forts des ex-colonies avec leurs anciennes métropoles, ce constat doit être grandement nuancé par la présence encore aujourd’hui non négligeable de populations indiennes locales et de descendants d’esclaves africains.

Difficile également de ne pas nier l’influence des États-Unis sur ceux qui ont longtemps été considérés comme des états vassaux du vaste continent américain.

La première partie de l’ouvrage commence par la géographie avec la prédominance de la chaine de montagnes des Andes culminant à plus de 7000 mètres, qui découpant le continent du Sud au Nord, constitue tout comme l’immense foret amazonienne, une barrière naturelle majeure découpant les états.

Cette géographie chahutée provoque de fortes variations de climats, entre les zones de haute altitude des montagnes andines (Chili, Pérou, Bolivie) ou des Rocheuses (Mexique), les denses forets tropicales( Brésil, Bolivie, Pérou, Colombie, Venezuela…), les plaines désertiques du sud de l’Argentine, les immenses zones côtières de pays comme le Chili ou le Brésil et les montagnes volcaniques d’Amérique centrale (Guatemala, Costa Rica, Nicaragua).

A l’exception des empires Mayas, Incas et Aztèques dont le degré d’évolution et de complexité comptait parmi les plus haut de son temps, on sait peut des choses des autres peuples d’indiens chasseurs-cueilleurs…

L’arrivée des colons espagnols et portugais au XVI ième siècle aboutit à la conquête, la destruction puis à l’assimilation partielle des populations locales, même si certaines zones reculées du continent continuent d’abriter des tribus de plus en plus isolées face à la poussée toujours plus dévorante de la civilisation.

Mais le peu de rentabilité des esclaves indiens poussent les conquérants à importer dès peu après des esclaves africains travaillant dans les conditions épouvantables que l’on sait.

Les autres vagues migratoires européennes (italiens, allemands) et asiatiques (japonais, chinois) contribuent à l’édification d’un continent métissé ou le poids des habitudes coloniales pèse encore très fort et conditionne les rapports sociétaux, plaçant de fait toujours les noirs ou les indiens en bas de l’échelle sociale malgré l’effet paradoxal d’une valorisation de leurs cultures dans le folklore national.

En effet, à leur arrivée les conquérants ont entrepris un partage des zones cultivables entre grands propriétaires terriens qui avaient un pouvoir local écrasant sur leur main d’œuvre composée d’esclaves.

Cet ascendant de l’encomendero ou du fazendeiro se perpétue encore aujourd’hui sur les modestes paysans à qui il offre une protection minimale (toit, nourriture, salaire) en échange d’une soumission totale.

Bien souvent ces seigneurs locaux s’attachent les bonnes grâces de politiciens et ont ainsi à leur disposition des milices privées afin d’user si il le faut de la force pour conserver leurs privilèges.

Comme l’explique la seconde partie consacrée aux acteurs de la vie politique et sociale, on peut donc parler de véritables oligarchies souvent dynastiques de producteurs agricoles (café, élevage, céréales, fruits) auxquels s’ajoutent les oligarques pétroliers ou militaires, qui tiennent les secteurs économiques clés des pays et ont par conséquent un poids décisifs sur les décisions politiques.

Entre les oligarques dominants et le système ce clientélisme qu’ils produisent et les couches les plus pauvres de la population (ouvriers, petits employés), se dessine une classe moyenne dite bourgeoise composée de fonctionnaires, cadres, techniciens, petits entrepreneurs, née de la forte tendance à la bureaucratie et de l’industrialisation tardive mais réelle du continent.

Ce sont généralement ces classes qui sont les plus actives politiquement pour dénoncer les dérives des classes dominantes, les couches ouvrières ayant été longtemps plus ou moins contrôlées par l’Etat par le biais de syndicats publics inféodés afin de prévenir toute tentative de révolution communiste.

Difficile ensuite de ne pas parler de société sans évoquer l’Armée qui agit souvent comme un pouvoir régulateur en Amérique latine, renversant les gouvernements trop corrompus ou impopulaires, pour établir pendant des durées variables des dictatures répressives accompagnées des habituelles violations des droits de l’homme vis-à-vis des opposants mais de manière plus positive durant ces dernières décennies, rendant ensuite le pouvoir à des démocraties civiles.

Après la fin de la Guerre froide durant laquelle les États-Unis influençaient totalement les armées latino-américaines pour endiguer le communisme et n’hésitaient pas si ils le jugeaient nécessaire à intervenir militairement dans les pays d’Amérique centrale (Cuba, Nicaragua, Panama, Salvador) pour défendre leurs intérêts, les pays latino-américains se sont émancipées de leur encombrant allié et se concentrent sur la lutte contre les narcotrafics et la défense de leurs ressources naturelles.

L’église essentiellement catholique implantée par les colons « évangélisateurs » a également un impact très fort, avec notamment un rôle de remplaçant les pouvoirs publics déficients vis-à-vis des couches les plus pauvres de la société même si dans ce domaine la concurrence du protestantisme évangélique importé des États-Unis offre une forte concurrence.

Plus intéressante pour moi que le cas particulier de l’éclosion de leaders populistes latino-américains dont Fidel Castro est un exemple saisissant, est le troisième partie consacrée aux questions de développement.

Prisonnière d’un modèle économique post colonial ou elle exporte ses matières premières et importe de couteux produits manufacturés d’Europe ou d’Amérique du Nord (États-Unis, Canada) ce qui freine l’accession au développement technologique, l’Amérique latine s’est tardivement industrialisée.

Ce retard se fait ressentir dans l’insuffisance du logement avec les trop connus bidonvilles des grandes métropoles latino-américaines, des transports publics trop massivement routiers, des budgets de recherche aboutissant à la fuite des cerveaux et au recours massif à des transferts de technologie, des fortes inégalités au sein des pays, mais également dans diverses régions d’un même pays comme le Brésil, entre le Sud presque aussi développé que l’Europe et le Nord, digne du tiers monde.

Aujourd’hui, seules certaines régions du Mexique, du Brésil, de l’Argentine du Venezuela ou de la Colombie parviennent à peser internationalement comme puissances industrio-économiques des domaines sidérurgiques, pétroliers et miniers, mais soumis à un endettement massif qui les placent continuellement sous la coupe des pays dits « développés », les pays latino-américains peinent à obtenir un développement global de grande envergure.

Dans la dernière partie, Rouquié s’intéresse à l’aspect international pour consacrer une large part de son analyse à l’influence des politiques des États-Unis, partant d’une relation dominant-dominé (militaire, politique, économique), à une émancipation progressive se traduisant par des prises de positions à l’ONU contre l’ex-allié américain ou au développement de marchés intérieurs comme le Mercosur, seul le Mexique continuant de ménager ses encombrants voisins du Nord (Usa, Canda) auxquels il reste lié par le traité de l’Alena.

Ainsi aujourd’hui les pays latino-américains sont en recherche de partenaires Arabes ou Africains pour se démarquer de leurs anciens modèles et maitres.

En conclusion, « Amérique latine » est un ouvrage complet et riche dont le seul défaut est d’être aujourd’hui légèrement daté et de mériter sans doute d’être actualisé au vu dernières et passionnantes évolutions de la situation internationale.

Malgré cela, « Amérique latine » réussit à dégager des tendances générales dans l’évolution de ces dizaines de pays, tout en soulignant par instants certaines spécificités (Cuba, Salvador).

J’ai été surpris de constater le poids de l’héritage colonial forcément douloureux car sanglant et inégalitaire sur les relations entre les différentes ethnies pourtant au premier abord souvent mélangées aux yeux d’un Européen.
Ce poids se fait sentir dans toute l’organisation sociale, économique et politique du continent avec son système d’oligarques descendants des grands propriétaires ou entrepreneurs coloniaux, ces locomotives agricoles et industrielles choyées par les classes politiques dominantes auxquelles elle se confondent parfois.

Prisonniers de leur passé et de son modèle archaïque, victimes de l’affairisme des États-Unis, les pays latino-américains peinent à prendre leur envol vers le développement et les rôles de premier plan internationaux que le Brésil, le Mexique ou l’Argentine pourraient pouvoir prétendre.

Et pourtant, pourtant, toute le monde le sait, leur potentiel surtout naturel est colossal et ne demande qu'à fructifier…

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