De l'Asie mineure à la Turquie, minorités, homogénéisation ethno-nationale, diasporas (Michel Bruneau)

 



Géographe renommé du CNRS auteur de nombreux livres sur l’Asie, Michel Bruneau publie en 2015 « De l’Asie mineure à la Turquie, minorités, homogénéisation ethno-nationale, diasporas ».

Dans ce volumineux ouvrage, l’auteur débute par une justification des concepts employés pour son analyse dans une région stratégique car représentant un tampon entre l’Europe et le Moyen-Orient.

Est présentée une approche basée sur les influences prédominantes des peuples de la région au travers de leur longue histoire : Grecs, Turcs, Iraniens.

Rapidement se dégagent également plusieurs ethnies clés ballotées voir sacrifiées par ses grandes puissances : Kurdes, Arméniens, Grecs ottomans, Juifs et moins connus les Assyro-Chaldéens.

Dès l’Antiquité, les Grecs furent les premiers a coloniser l’Asie mineure au travers de villes côtières de l’Ionie qu’il défendirent âprement face aux Perses lors des célèbres guerres médiques au Vième siècle avant Jésus Christ.

Unies par des dieux, des coutumes, une littérature et une langue communs, les cités grecques par ailleurs rivales, imposèrent leur culture et hellénisèrent l’Anatolie.

Durant sa conquête (-356 à -323 av JC), Alexandre le Grand exporta le modèle jusqu’au Moyen-Orient en reprenant le modèle des satrapes, ces régions autonomes mais dépendant administrativement d’un pouvoir central à qui elles devaient impôts et fourniture de moyens militaires.

Ses successeurs, les Séleucides en Syrie, Iran et les Attalides en Asie mineure prolongèrent cette organisation qui développa l’implantation de colons grecs en Anatolie.

Même après la fin de l’âge d’or de la Grèce antique et des conquérants macédoniens, l’hellénisme perdura au travers la puissance de l’Empire romain, qui nourrissait à son égard un complexe culturel évident.

Le long déclin de l’empire romain d’Orient, contribua à travers le rayonnement de Byzance devenue capitale des chrétiens orthodoxes grecs à la poursuite de l’influence culturelle et religieuse grecque dans la région.

Cette influence se poursuivit même lorsque Byzance tomba pour passer sous domination des Trucs ottomans, puisque le sultan Mehmet II conféra une grande autonomie au patriarche de l’église grecque orthodoxe.

Après la date clé de 1453, la région passa sous domination des Turcs, peuple multi ethnique duquel émergea les Ottomans issus des Oghouz.

Peuple de nomades continentaux soudés par la religion islamique importée de Perse par les Seldjoukides, les Turcs chassés de leur territoire par les invasions des Mongols, prennent le dessus sur un empire byzantin à bout de souffle et conquièrent toute l’Anatolie entre le XIII et le XV ième siècle. Au XVI ième siècle après JC, les sultans font de la Turquie le pole dominant de l’Islam sunnite en soumettant les puissances arabes à Bagdad, Damas et au Caire.

L’empire byzantin est alors absorbé dans un processus de turcisation visant à imposer la langue turque et la religion islamique aux populations.

Impossible de ne pas parler de l’influence iranienne, immense au titre du peuple Perse, dont les empires achéménide puis sassanide puissamment structurés, laissèrent une culture et des structures pérennes qu’aucune autre domination ni grecque, romaine, turque ou arabe ne put faire disparaitre.

Islamisés par la conquête arabe, les Iraniens adoptèrent cependant via Chah Ismail en 1502 le chiisme comme religion d’état contrairement à l’écrasante majorité des autres pays musulmans.

Après une période de réformes sous influences des puissances occidentales russes et anglaises au XX ième siècle, l’Iran réopéra un virage nationaliste et islamique avec l’arrivée de l’ayatollah Khomeini au pouvoir en 1979.

Aujourd’hui l’Iran continue de peser sur l’Asie mineure par le lien avec les populations chiites azéri ou plus complexes alévis peuplant la Turquie.

Derrière les trois premières puissances ayant contribué à modeler l’Asie mineure, Bruneau choisit ensuite de parler de deux autres peuples incontournables de la zone : les Arméniens et les Kurdes.

Présents depuis le VI ième siècle avant JC, les Arméniens ont longtemps revendiqué leur indépendance construite sur un christianisme détaché de toute racine latine et grecque.

Artisans et commerçants, les Arméniens s’implantèrent au fil des siècles en Turquie tout comme en Europe ou Asie.

Ils bénéficièrent de l’aide de la politique expansionniste de la Russie du XIX et XX ième siècle dans le Caucase pour consolider leur territoire mais furent perçus comme une menace intérieure par la Turquie qui entreprit un plan d’éradication concrétisé par le génocide de 1914-1915.

Tout aussi anciens mais encore plus complexes avec leurs ascendances mèdes mystérieuses, les Kurdes se répartissent sur quatre pays : Turquie, Irak, Iran et Syrie.

Hétérogène et divisé en structures tribales, le peuple Kurde représentent néanmoins 20 à 30% de la population turque et une diaspora importante en Europe principalement en Allemagne.

Bien que musulmans sunnites, ils sont en révolte contre l’état turc qui les a également perçu comme une menace à la grande politique d’homogénéisation du territoire.

La grande force de cet ouvrage est ensuite de se focaliser sur les effet de cette politique sobrement intitulée « ingénierie démographique » qui cacha au XX ième siècle, un plan de répression et d’élimination des cadres turcs vis-à-vis des peuples jugés étrangers comme les Grecs et les Arméniens.

Moins connu que le génocide arménien car plus étalé dans le temps entre 1913 et 1923, le traitement dont furent victime les Grecs de Turquie fut pourtant comparable : menaces, enlèvements, assassinats, déportations et assimilations forcées aboutirent au départ d’un nombre considérable de Grecs vers leur patrie d’origine.

La Turquie se vida progressivement de ses influences hellènes principalement présente en Thrace, sur sa cote occidentales, dans ses grandes villes et dans la région du Pont (Mer noire).

Le Comité d’Union et Progrès fut l’organe principal de cette purification ethnique dont le rationalisme morbide fut influencé par l’Allemagne.

La brutalité du nationalisme turc se manifesta à l’égard des Arméniens dont la population fut en l’espace d’un an pratiquement divisée par deux sur le territoire turc et les biens purement spoliés.

Bien entendu, même si ils étaient jugés plus « assimilables » en raison de leur religion musulmanes, les Kurdes furent également victimes de cette même politique et perdirent plus d’un millions et demi des leurs déportés ou exécutés jusqu’en 1950 et créèrent le PKK, dont la branche armé est entrée en lutte contre l’état turc.

Les Juifs auraient pu subir un sort similaires si des pressions internationales notamment de l’Angleterre n’avaient pas donné un coup d’arrêt à ce processus.

Les deux génocides grecs et arméniens, aboutirent à la création de deux grandes diasporas mondiales, à l’entretien d’un devoir de mémoire et à de fortes revendications vis-à-vis de l’état turc qui s’arcboute toujours malgré les preuves révélées au fil du temps sur une attitude négationniste embarrassante.

Des cas particuliers sont ensuite développés : la région du Pont avec la forte influence russe seule capable de bloquer les visées expansionnistes et nationalistes turcs, la Thrace interface avec les peuples des Balkans, notamment les Bulgares, Serbes et Grecs, Istanbul capitale et carrefour économique de l’Asie mineure ainsi que les iles de la mer Égée.

Difficile également de ne pas évoquer le cas des Assyro-Chaldéens, ces chrétiens d’orient persécutés en Asie mineure et au Moyen-orient qui survivent auprès des multiples associations les représentants dans le monde entier.

En conclusion, « De l’Asie mineure à la Turquie, minorités, homogénéisation ethno-nationale, diasporas » est un livre dense, complexe et passionnant permettant de mieux comprendre à travers l’histoire et la géographie les principaux enjeux d’une région clé entre l’Europe et le Moyen-Orient.

Aujourd’hui toujours sous les feux de l’actualité en raison de la guerre contre Daesh, l’Asie mineure a été le siège de multiples luttes d’influences entre Grecs, Perses puis Romains d’Orient avant de céder la place aux Turcs dont la politique de purification ethnique et religieuse au XX ième siècle demeure à mes yeux trop méconnue du grand public.

Incroyable en effet de prendre conscience de la violence des méthodes d’éradication vis-à-vis des minorités grecques, arméniennes et kurdes de son territoire.

Le regard porté sur la Turquie, qui prétend depuis plusieurs années rentrer dans l’Europe en étant une zone tampon entre le Moyen-Orient islamiste et l’Occident laïc, ne peut qu’être altéré quand on prend conscience de la barbarie scientifique des procédés employés accompagnée d’un négationnisme prononcé.

Dans le monde troublé et mouvant dans lequel nous vivons actuellement, je ne peux que recommander la lecture de cet ouvrage de haute volée, précis, documenté et analytique dont le seul défaut est sans doute une certaine redondance dans le propos qui en alourdit parfois la lecture.

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