Les soldats de la honte (Jean-Yves Le Naour)

 



L’histoire à présent avec « Les soldats de la honte » de Jean-Yves Le Naour, historien spécialisé dans le conflit de la Première guerre mondiale.

Paru en 2011, cet ouvrage salué par la critique, raconte une page relativement méconnu de la Grande guerre de 1914-1918, ces soldats français atteints de maladies mentales après avoir subi des chocs traumatiques sur le champs de bataille.

L’historien évalue à prêt de 100 000 hommes, le nombre de soldats concernés par ce type de pathologies, dans certains cas réversibles avec le temps, dans d’autres impossibles à traiter et entrainant l’incapacité physique du soldat non seulement à reprendre le combat mais aussi à mener une vie civile normale.

Malgré des symptômes physiques clairement visibles et indiscutables comme la paralysie, la cécité, la surdité et l’hystérie, ces maladies ne se traduisant pas par une blessure franche obtenue au combat, feront immédiatement l’objet de l’incompréhension voir du scepticisme du corps médical.

En effet, dans un contexte d’engagement total, de nationalisme exacerbé jusqu’au fanatisme, la blessure mentale est perçue comme un manque de courage, comme une volonté de tirer au flanc qui pourrait avoir de fâcheuses répercussions sur le moral des autres combattants.

La France a besoin de héros, d’exemples de bravoure afin de d’emporter la décision face à ces Allemands forcément inférieurs et les malades mentaux sont rapidement traités comme des simulateurs en puissance, à surveiller de prêt dans l’attente de les démasquer, pour les traduire en conseil de guerre.

Excités par le contexte nationaliste, les médecins militaires français perdent leur objectivité scientifique, une partie de leur humanité également, et mettent tout en œuvre pour rétablir les soldats atteints de ce mal mystérieux afin de les réexpédier le plus rapidement possible au front.

L’abondance des faits et des témoignages du terrain, de soldats parfaitement normaux lors de leur incorporation devenant fous, se rebellant, fonçant à découvert sur l’ennemi, ou retrouvés apathiques et prostrés à des kilomètres de leur garnison, exerce une pression sur le corps médical, qui se contorsionne en théories douteuses pour minimiser le phénomène.

L’aspect mental continue d’être nié au profit d’explications pseudo physiques comme le phénomène d’obusite, expliquant par les micro lésions laissées par le souffle de l’obus, les traumatismes mentaux des soldats, par la consommation astronomique d’alcool, ou expliquant que la guerre est simplement un révélateur de personnes déjà fragiles dans le monde civil.

Des centres de traitement psychiatriques sont cependant crées dans toute l’hexagone pour traiter l’afflux de ces blessés d’un genre atypique mais ils demeurent sous la responsabilité des militaires et les malades y sont surveillés à la manière de prisonniers.

Le psychiatre Joseph Babinski élève de Charcot, le fondateur de la neurologie moderne, rejette le terme pathologique d’hystérie et évoque la thèse de « pithiatisme », c’est-à-dire de l’auto suggestion du malade qui se conditionne de manière plus ou moins inconsciente dans son état après un choc purement physique.

Un rude débat scientifique s’établit alors entre Babinski partisan de la thèse physique et Gustave Roussy, qui lui voit une affection purement neurologique hystérique.

Roussy finit par l’emporter contre son rival, mais les moyens qu’il propose pour  traiter les pathologies hystériques ne sont pas tous à base de cure de repos, de bonne nourriture, d’exercices et de bains de soleil, mais se dirigent vers les techniques dites brusquées faisant usage de chocs électriques.

Les plicaturés, ces soldats courbés en deux à la manière de vieillard, à la suite d’un choc traumatique et quasiment impossibles à redresser sont au cœur du débat.

Le leader des méthodes d’électrisation est le docteur Clovis Vincent élève de Babinski, personnalité égocentrique, flamboyante, autoritaire qui martèlera avec force que seule le « torpillage » des soldats par diffusion de forts courant électriques couplés avec de violentes insultes, est amène de le rétablir.

Cette méthode basée sur la douleur, sera dominante dans les hôpitaux jusqu’à ce qu’un soldat plicaturé appelé Baptiste Deschamps refuse à Tours le torpillage et se batte avec Vincent à qui il inflige de belles commotions.

Furieux de cette rébellion qui met à mal son autorité, Vincent exige la condamnation de Deschamps en conseil de guerre, mais l’opinion publique se saisit de l’affaire lorsque le député-avocat Paul Meunier charismatique défenseur des droits du soldat prend la défense du poilu récalcitrant.

Découvrant l’horreur des torpillages et les abominables souffrances qu’elles génèrent sur les soldats avec un taux de rechute masqué par des chiffres forcément orientés, la presse de toute bord se déchaine sur Vincent et écorne sa réputation jusqu’alors irréprochable.

Un procès a lieu, il condamne à de la prison avec sursis symboliquement le pauvre Deschamps pour sauver l’honneur du médecin.

Le corps médical devient de plus en plus critique avec les méthodes brutales de Vincent et Gustave Roussy prend alors l’ascendant sur ce rival.

Les méthodes de Roussy bien que moins barbares, sont pourtant basées sur la contrainte tout d’abord par persuasion puis par usage modéré de courants électriques.

Après quelque effervescence, ses résultats dans le centre de Salins (Juras) sont à peine meilleurs, mais Roussy échaudé par les mésaventures de son confrère ne franchit pas la ligne jaune de la violence et évite un nouveau scandale.

Il est pourtant mis en doute par la presse régionale.
Peu à peu d’autres théories délaissant la violence émergent timidement, notamment la psychanalyse freudienne que certains courageux médecins français comme André Gilles soutiennent.

Mais Freud étant un psychiatre autrichien, est régulièrement trainé dans la boue par les français.

Sous l’influence de médecins nationalistes, le pouvoir politique reste inflexible, refusant d’assurer une réforme et une indemnité aux soldats atteints de troubles psychiques.

Malgré la fin du conflit, l’indemnisation sera refusée à un nombre impressionnant de soldats mal soignés trainant leurs névroses et leurs handicaps physiques de centres en centres.

Des témoignages d’enfants ou de médecins de poilus rendus à la vie civile, attesteront de cauchemars d’une violence inouïe, hantant le sommeil des anciens soldats, revivant sans cesse dans leur subconscient l’horreur des combats.

En conclusion, « Les soldats de la honte » est un livre courageux, prenant le parti de soldats bel et bien bousillés par la guerre, mais dont la blessure n’était malheureusement pas pour eux apparente.

Soumis à des conditions de stress effroyables et sans doute insoutenables, le cerveau disjoncte et les dommages sur le corps humain peuvent être irréversibles.

Confrontés à ce phénomène encore nouveau et mal connu, les médecins militaires français de l’époque auront été dépassés par les évènements, soutenant des thèses aujourd’hui risibles, sur la vaillance de la race française et la simulation de tire-aux-flancs, méritant d’être soignés de force, notamment par la torture électrique.

Et même, Roussy, le brillant cancérologue, ne ressort pas franchement honoré de son attitude durant la guerre.

Peu d’humanité à attendre donc de la part de ces médecins-soldats aveuglés par le contexte belliqueux de l’époque, et tous axés vers la victoire face à l’ennemi boche, diabolisé.

Ce n’est que bien plus tard, sous l’influence de la psychanalyse, que la thèse du choc post traumatique appelée « Shell shock » par les britanniques, sera officiellement adoptée par l’ensemble de la communauté médicale.

Aujourd’hui, les soldats revenant d’Irak ou d’Afghanistan souffrent vraisemblablement des même troubles que nos vaillants poilus de 1914-1918, et certains ne s’en remettent toujours pas, ce qui replace ce mal dans toute sa complexité.

Un livre fascinant donc, dont on saluera la pertinence et le désir de réhabilitation.

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